Numéro 35 - Septembre 2005 ( disponible Jeudi 15 )

Brazil Connection

Verte prairie et morne plaine

Vous ne le savez peut-être pas, mais nous sommes quelques chanceux à posséder en France une carte verte. Non, pas le passe-partout pour aller pointer chez l’Oncle Sam, mais un sésame permettant d’assister, gratuitement, pendant un an, n’importe quel jour, à n’importe quelle séance et dans n’importe quel cinéma de France, à la projection de notre choix. Enfin, LES projections, car c’est illimité. Cette carte nous permet de rattraper les films ratés du temps des projections de presse, de revoir certains films avec amis, famille, etc. (eux payent, faut pas déconner non plus). J’en connais même certains, enfin un surtout, même un seul pour dire les choses franchement, Christophe comme moi, belge de nationalité, mais vivant à Paris et écrivant dans cette revue (ne me demandez pas de vous dire qui, ce n’est pas le genre de la maison), qui s’en sert parfois simplement pour aller ruiner –au sens défécatoire du terme- les toilettes d’un complexe Gaumont des Champs-Élysées. J’espère au moins qu’il choisit des productions Besson, pour la concordance des couleurs…
Perso, je l’utilise pour me taper tous les dessins animés avec mes enfants (souvent, je ne regrette pas la gratuité de la chose, tant c’est pauvret du bulbe), parfois aussi pour voir certains films avec un “vrai” public, pas juste les vieilles rombières de Madame Figaro & co (j’extrapole un peu, ne sachant même pas si le cinoche est traité dans ce torchon, mais si c’est le cas, je me trompe sans doute de peu). Il m’arrive même d’être pris de remords quand un film indépendant m’éclate la rétine et de repasser en caisse pour me payer un billet pour la séance supplémentaire. Billet que j’offre au premier gus avec une bonne tête, pour pas gâcher (sinon ma grand-mère me tire l’oreille… Ouille, j’oubliais qu’elle lisait aussi mes éditos).
Or donc, en juin ou juillet dernier, j’étais plongé dans le noir d’une salle de ciné, à supporter tant bien que mal une soixante-treizième pub pour les glaces machintruc, quand je me prends en pleine poire une annonce de je ne sais plus quel organisme officiel demandant, clairement et simplement, de dénoncer quiconque serait en train de pirater le film dans la salle ! Outre l’appel à la délation, habituel et typiquement français, et le côté amusant de la chose (ces gens-là ont-ils déjà mis les pieds dans une salle de cinéma ? Où, évidemment, il est courant de voir débarquer, en sifflotant, pied de caméra en pogne, de joyeux pirateurs masqués), le procédé est tout bonnement répugnant et détestable.
Je voulais le dire/écrire, voilà qui est fait. Cette logique du bien contre le mal, sans aucune nuance, est effrayante. Surtout qu’on nous impose le bien, non pas par opposition à un mal qui serait clairement logique, viscéral et palpable. Juste : c’est bien, ce n’est pas bien. La sélection naturelle facho, par excellence : blanc, pas blanc ; riche, pas riche ; beau, pas beau. Les cow-boys et les indiens. Les casquettes Coca et les turbans. Etc.
Bientôt, on vendra (cher) des radars portatifs aux particuliers, pour qu’ils puissent coincer leurs voisins d’autoroute fraudeurs (j’espère que personne au ministère de l’intérieur ne va lire cet édito, ils risquent de me piquer toutes mes idées). Et puis on autorisera n’importe quel quidam à défoncer la gueule de quiconque osant fumer dans un lieu public (je précise que je ne fume pas), etc. Ensuite, on passera à la présomption de culpabilité comme nouvelle règle de jeu, en allant par exemple bombarder des ennemis vaguement probables… Ah, excusez-moi… On me dit que les Américains sont en avance sur ce point. Sont trop fortiches les ricains ! Il faut la carte verte, pour ça aussi ?…
Que Saint-Sarko nous protège !

Christophe Goffette